Nous ne resterons pas au chaud pendant la tempête

Source : « Non staremo al caldo durante la tempesta » : https://ilrovescio.info/2022/07/08/non-staremo-al-caldo-durante-la-tempesta/

extrait de Bezmotivny, deuxième année, n. 14, 11 juillet 2022.

Disons-le clairement : nous voulons qu’Alfredo sorte du régime de détention 41bis*.

Notre proposition n’est pas une campagne spécialistique contre le 41bis ou contre les prisons : non pas parce que nous aimions ces institutions ou parce que nous pensions que quelqu’un doive y être enfermé, mais parce nous croyons qu’il est urgent de partir d’un objectif plus « simple », tout en sachant que, quand on l’aura atteint, on n’aura même pas commencé notre lutte, qui est pour la révolution sociale.

Une lutte pour la destruction de la prison ne peut pas être gagnée jusqu’a quand existent l’Etat et l’autorité : il s’agit donc de batailles à mener en continuation, mais en ce cas précis nous voudrions essayer de nous donner un objectif que l’on puisse atteindre aussi à court ou à moyen terme.

La lutte contre la prison est – en soi – une lutte contre l’existant, parce que la fin des taules signifie la fin de l’Etat ; de façon similaire la lutte contre le 41bis, en Italie, va toucher certains des fondements de l’Etat italien, qui, depuis le début, en a fait son fer de lance dans la « lutte contre la mafia ». Disons-le clairement et humblement : le 41bis est l’un des piliers idéologiques de l’État italien, dont l’un des slogans est « le 41bis ou la mort ! ». C’est la guerre contre la mafia qui nous l’a démontré : l’Etat, plutôt que renoncer au 41bis, à préféré fair payer à sa population les prix des bombes de la mafia, comme par exemple les massacres de via dei Georgofili à Florence ou de via Palestro à Milan**. Du coup, il nous semble difficile de faire pression dans le sens de l’abolition de ce régime de détention (de même pour ce qui concerne l’abolition de la prison dans son ensemble), que cela soit fait de manière pacifique ou violente. Au contraire, nous pensons que c’est différent de faire pression, dans ce cas précis, pour le transfert d’Alfredo. Cela ne signifie pas que nos discours ou nos actions doivent être édulcorées. La radicalité de notre lutte doit être garantie, même dans le cas d’une «requête partielle » comme le transfert d’Alfredo, de façon à ne jamais disjoindre les objectifs que nous pouvons et devons nous donner des motivations politiques-sociales de notre action anarchiste. La radicalité de l’action, de la propagande, de l’agitation est notre seul anticorps pour pouvoir affirmer encore une fois, à voix haute, que notre lutte vise à la destruction de l’existant, sans médiations, de façon à éviter que nos requêtes, comme celle de libérer un compagnon à nous ou d’arrêter un tel ou un tel autre projet du capital, puissent être assimilées à un réformisme compatible avec le pouvoir.

Au delà de l’émotivité, de la réaction « de peau », il y a des motivations qui nous amènent à proposer une lutte qui n’a pas de buts révolutionnaires en soi, au contraire elle se focalise sur la mise en place de rapports de force pour émettre une requête – très précise – à l’adresse de l’Etat.

Le fait qu’en ce moment Alfredo est détenu en régime 41bis signifie qu’il est impossible de discuter et d’échanger avec lui; cela signifie la perte d’un compagnon qui, ces derniers années, a beaucoup donné dans le débat entre révolutionnaires. Certaines de nos réflexions naissent aussi du fait que nous avons eu la possibilité d’échanger avec Alfredo, grâce aussi au travail des compagnons de Vetriolo et de Croce Nera.

Tout ceci est l’une des choses qui nous sont arrachées. Parce que, d’un certain point de vue, le dialogue, pendant les dix longues années de son enfermement, a été pour nous quelque chose qui nous a fait grandir. Alfredo est un compagnon qui a donné, et nous voulons qu’il puisse avoir encore la possibilité de donner, une contribution spécifique au mouvement international anarchiste. Une contribution spécifique, élaborée le long des années, avec une croissance théorique et pratique décisive. Une contribution qui nous a amené à parler à nouveau, encore et sérieusement, d’internationalisme et de révolution sociale. Une vision optimiste qui, malgré les barreaux, donne de la force et de la determination à nous tous. Et, par crainte que cette force ne s’étende, la ministre Marta Cartabia a décidé de réprimer les intentions de la révolution anarchiste. Nous partageons la vision d’Alfredo, exprimée dans le journal Vetriolo, selon laquelle l’anarchisme a besoin de reconquérir de la crédibilité.

Mais à notre avis on ne crée pas cette crédibilité seulement par l’action destructrice. Certes, celle-ci est nécessaire et il s’agit d’une pratique qui vient à nous manquer, aujourd’hui en Italie, ce qui est grave. Mais il ne s’agit pas de la seule pratique qu’on a délaissée : dans des nombreuses villes on a arrêté de s’organiser sérieusement, d’être présents avec nos méthodes et nos idées révolutionnaires. Du coup, notre impuissance – que bien entendu nous voulons dépasser – est provoquée non seulement par le fait que l’action s’amoindrit de plus en plus, mais aussi par le fait qu’on a oublié à quel point il est fondamental d’être présents dans les rues, d’être présents explicitement en tant qu’anarchistes.

En plus, c’est la première fois que ce régime de détention est imposé à un anarchiste, ce qui ne signifie pas que tous les anarchistes arrêtés seront placés en 41bis, mais c’est certainement un avertissement aux anarchistes, pour qu’ils restent en silence quand ils sont en prison, qu’ils fassent attention à ce qu’ils disent et à ce qu’ils font. Chaque fois que l’Etat fait un pas en avant, soit on arrive à le faire reculer, soit cela signifie avoir à faire avec des situations de plus en plus difficiles, de plus en plus restrictives. Et le fait de ne pas agir, au moment où l’on sent qu’une ligne a été dépassée, signifie prendre sur soi la responsabilité de se résigner à accepter des choses que l’on ne peut pas accepter. Cela signifie s’habituer à une normalité qui est toujours pire, jour après jour, jusqu’à oublier la possibilité que les choses puissent aller d’une autre manière. Il y a quelques années encore, c’était absurde de penser de côtoyer des militaires tout en se promenant en ville, aujourd’hui les blindés sont devenus la norme. Si on n’a plus de frissons particuliers face à des zones rouges, on risque de ne plus se surprendre, à l’avenir, quand un autre compagnon sera placé en 41bis.

Cela s’est produit bien trop de fois, le long du temps, dans tous les domaines.

A ce propos, ce qui vient à l’esprit, bien entendu, est la critique du « pourquoi ne l’avoir pas fait avant ? ». En 2002, quand la mesure émergentielle du 41bis est devenue définitive, elle a été prévue non seulement pour les crimes mafieux, mais aussi pour le terrorise et le trafic d’êtres humains (en profitant du choc du 11 septembre 2001). Peu après, Nadia Lioce*** a été arrêtée et elle a été placée en 41bis. Le premier cas d’application de ce régime pour des crimes à motivation politique a été celui des Brigades Rouges – actuellement Nadia Lioce, Roberto Morandi et Marco Mezzasalma sont encore en 41bis – la lutte contre cette situation, menée aussi par des nombreux compagnons, n’a pas été très participée. L’incapacité de lutter sur ce point a probablement ouvert les portes à ce qui est en train de se passer en ce moment.

Ces dernières années, de nombreuses luttes sont issues de revendications spécifiques (que ce soit contre la construction de taules, contre les centres de rétention pour sans-papiers, contre des bases militaires, contre la dévastation de l’environnement…) : dans ce cas, les compagnons ont souvent vu – au delà de l’objectif spécifique partagé – la possibilité de montrer la valeur d’une méthode (l’auto organisation d’en bas, l’attaque directe comme méthode de lutte…) intrinsèque au parcoursrévolutionnaire. On a essayé, même si pas toujours, de lier ces luttes à une vision plus large, en mettant en évidence les relations étroites entre les différentes expressions du pouvoir, en plus du fait que les coupables sont toujours l’Etat et les patrons. Ces tentatives n’ont pas toujours marché, parce que le danger intrinsèque de ce type de luttes, qui ne sont pas globales en soi, est celui de se résigner à une conservation du monde tel qu’il est, et de cantonner l’anarchie à être la gauche critique des mouvements populaires. Nous pensons que, pour éviter cela, il est fondamental d’être toujours clairs sur qui nous sommes et sur ce que nous voulons : en ce cas, revendiquer donc comme nôtres toutes les actions dont Alfredo a été accusé, rappeler les objectifs spécifiques que la Fédération Anarchiste Informelle (à laquelle ce compagnon a revendiqué d’avoir participé par l’action de laCellule Olga [le tir contre Roberto Adinolfi, en mai 2012 ; NdT]) avait décidé d’atteindre et poursuivre les luttes du mouvement anarchiste, chacun à sa manière (contre les CRA, la « forteresse Europe », les prisons, le nucléaire…). Ne pas accepter des compromis dans nos discours écrits, parlés ou pratiqués, c’est ça la meilleure façon de partager les luttes seulement avec des personnes qui partagent nos objectifs et non avec des alliés de circonstance, prêts à se dissocier au premier coup répressif.

Ceci dit, il y a la nécessité de réfléchir, de façon que cette proposition ne devienne pas une proposition au rabais, parce que l’habitude de se donner des petits objectifs et d’oublier que nous sommes des révolutionnaires est un danger toujours aux aguets. Pour l’éviter, il est fondamental que cette lutte ne soit pas disjointe des raisons pour lesquelles nous luttons contre l’existant. Nous ne devons pas nous enfoncer dans le spécialisme, nous enfermer en visant seulement ce petit objectif. Nous restons nous-mêmes, à couteaux tirés avec l’existant, et si nous gagnons cette lutte, nous n’aurons même pas encore commencé.

Ce qui nous semble être le problème fondamental est comment unir, dans la pratique, l’objectif de faire sortir Alfredo du 41bis et la lutte contre l’existant.

En tout cas, il ne nous semble pas qu’on soit en train de partir de zéro. Une lutte pour sortir Alfredo du 41bis existe déjà, elle doit simplement être élargie et renforcée. La manière d’arriver à cela devrait, selon nous, faire l’objet de discussion.

Les rédacteurs de Bezmotivny

 

Notes du traducteur :

* Article du règlement pénitentiaire qui définit ce régime de détention, caractérisé par l’isolement et une très haute surveillance. Ayant au début un caractère exceptionnel, il est largement utilisé par l’État dans les années 90 dans sa « guerre contre la mafia ». Le prisonnier soumis au régime 41bis est enfermé dans des sections spéciales, gérées par le GOM (les ÉRIS italiennes). Il reste en cellule 22 heures par jour et sort en promenade avec seulement trois autres détenus, choisi par l’AP. Les parloirs, une heure par mois, se font avec vitre de séparation et interphone. La censure du courrier est systématique et le nombre de livres et autres objets qu’on peut garder en cellule est strictement limité. Le compagnon Alfredo Cospito y est soumis depuis le printemps dernier.

Cf.: https://attaque.noblogs.org/post/2022/05/08/italie-contre-le-41-bis-solidarite-revolutionnaire-avec-lanarchiste-alfredo-cospito/

** Le 27 mai 1993, une voiture piégée explose via dei Georgofili, à Florence, près du musée des Uffizi. Cinq personnes meurent, une quarantaine sont blessées. Le 27 juillet suivant, en via Palestro à Milan une autre voiture piégée fait 5 morts et 12 blessés. Elles font partie d’une série de massacres perpétrés par la mafia, entre 1992 et 1993. La mafia veut d’un côté se venger suite au maxi-procès, terminé en janvier 1992 avec des nombreuses et lourdes condamnations, qui met fin à la traditionnelle cohabitation entre l’État et la mafia en Sicile. D’autre côté, les boss mafieux veulent contraindre l’Etat à négocier. La réponse étatique est très dure (entre autre avec le régime 41bis pour les mafieux condamnés et l’envoi de l’armée en Sicile en appui aux forces de l’ordre).

*** Nadia Lioce, membre des Brigades Rouges (Nuove Brigate Rosse – Nuclei Communisti Combattenti) est arrêtée le 2 mars 2003, après une fusillade avec les flics, lors de laquelle le camarade Mario Galesi trouve la mort (un flic meurt aussi). Accusée des meurtres des juristes Massimo D’Antona (en mai 1999) et Marco Biagi (mars 2002), elle est condamnée à perpétuité avec les autres membres de l’organisation. Tous sont en 41bis.

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